Présentation par Georges Bartoli de son exposition photographique :
Toutes n’y seront pas, toutes ne peuvent évidemment pas y être. La longue cohorte de celles croisées au fil de quarante années d’itinérance géographiques et sociales. Celles dont j’aurais voulu croiser le regard, mais qui gardaient le leur rivé sur la machine ou l’ouvrage qu’elles ne quittaient jamais, pas même un instant pour saluer le visiteur. Celles qui, contraintes à l’exil ou à la servitude, n’avaient même plus la force de lever le regard de crainte de lire dans celui de l’autre, moi, le reflet de leur défaite, de leur humiliation.
Comment auraient-elles pu saisir ce moment ? Celui où mes yeux seraient devenus les leurs et mon appareil photographique l’outil pour dire au monde cette terrible réalité de leur oppression religieuse, politique, financière, héritage sordide de temps immémoriaux où, par crainte de perdre une domination qui ne tient à rien, la moitié masculine de l’humanité a transformé l’autre en esclave de ses désirs, de ses pouvoirs, de sa lâcheté, surtout.
Comment avons-nous fait pour que la magnifique et singulière capacité de donner la vie soit transformée, au nom même de la perpétuation de l’espèce, en fatalité de la soumission, en pseudo-fragilité qu’il faudrait emmurer vivante pour mieux la protéger ?
D’autres n’y seront pas dont je n’ai pu croiser le chemin, même en arpentant longtemps la planète ; il faudrait mille vies pour découvrir ce monde vaste et inconnu, quand on n’en dispose que d’une.
D’autres n’y seront pas non plus, dont je n’ai pas pu, pas su, pas osé photographier les traits, qui m’étaient pourtant si chers ou familiers.
Celles qui se trouvent ici ne le sauront pas toujours, perdues de vue ou décédées, mais toutes auront d’une manière ou d’une autre compté pour moi, une seconde, une heure ou une vie.
Chacune de ces rencontres m’aura marqué, soit pour le plaisir mineur – mais de fond – d’une belle image, soit pour la gravité d’un propos ou la profondeur d’une réflexion, le plus souvent pour un courage ou une détermination qui force le respect.
Toujours pour un moment de grâce au milieu du chaos.
Ces femmes au travail, ces femmes au foyer, aussi, ces femmes en lutte et ces femmes en guerre, ces femmes vaincues et ces femmes victorieuses sont mon humanité, et nul besoin de paraphraser qui que ce soit pour être certain qu’elles sont l’avenir de l’homme.
Je les ai vues, seules, se dresser entre des barbares déchaînés, bien décidés à s’étriper.
Je les ai vues humbles et effacées , tenir à bout de bras des sociétés laissées à l’abandon par nos civilisations modernes ; je les ai vues aussi prendre les armes pour défendre le peu qu’elles avaient à perdre ou qu’elles avaient péniblement regagné de leur liberté.
Je les ai vues pleurer de rage à la guerre des hommes et de joie à la paix retrouvée.
Je les ai vues travailler et souffrir, enfanter et faire la fête sans aucune retenue.
Je les ai aimées passionnément, comme des sœurs, comme des frères.
Je voudrais juste que celles qui, dans cette exposition ou ailleurs, croisent votre regard portent celui des autres, de celles qui ne peuvent avoir de regard que vers le sol.
Comment terminer ce propos, sans évoquer ce que, comme le reste de l’humanité, je dois à quelques-unes d’entre elles en particulier ?
Ce que je dois à ma mère et à ma soeur, disparues, et qui, si tôt, m’ont appris qu’une mère et une soeur sont tellement plus. Ce que je dois à ma compagne et à ma fille, résistantes parmi les résistantes, qui ont su secouer des siècles de préjugés et inspirer toujours mes quêtes de justice.
Ce que je dois aussi à chacune de ces consoeurs, amies, militantes ou autres, qui ont partagé mes errances, mes doutes et, le plus souvent, mes rêves.